« Cette séance de rentrée est aussi, pour nous, une séance de deuil. Déjà, l’année dernière, à notre Assemblée générale, j’avais dû occuper la place où nous avions l’habitude de voir Raymond Weill mais nous avions eu, ce jour-là, la joie de voir notre Président se mêler à nous et participer à nos travaux. C’était là un gros effort qu’il avait tenu à faire, si grand était l’intérêt qu’il prenait à nos réunions. Mais la maladie dont il souffrait déjà a été plus forte que lui, et, le 13 juillet, la Société française d’Égyptologie a eu la douleur de perdre son Président. Les quelques mots que je vais prononcer aujourd’hui, si indignes soient-ils de celui qu’ils évoquent, ne sont pas seulement l’hommage qu’un ami rend à son maître disparu, mais aussi le témoignage de l’affectueuse admiration que nous éprouvions tous pour celui qui nous a quittés.
Raymond Weill est né à Elbeuf, le 28 janvier 1874. Après avoir fait ses études secondaires au Lycée de Rouen, il prépara, à Paris, au Lycée Saint-Louis, l’École Polytechnique. Il y fut reçu en 1892, et en sortit sous-lieutenant du Génie en 1894. En 1902, étant capitaine du Génie, il quitta l’armée pour se consacrer entièrement à des études qui l’attiraient depuis longtemps. Raymond Weill, en effet, avait toujours été curieux de l’histoire de l’ancien Orient, et, plus spécialement peut-être, de l’histoire d’Égypte. Jusqu’à la fin de sa vie, il devait garder cette double curiosité, et, s’il réserva à l’égyptologie, la majeure partie de son temps, il ne devait jamais oublier qu’on ne peut vraiment connaître l’Égypte qu’en la replaçant dans son cadre géographique naturel. N’y a-t-il pas, dans toute civilisation, un mélange d’influences, et ce mélange ne devient-il pas de plus en plus complexe à mesure que cette civilisation évolue elle-même ? Avec courage, Raymond Weill, bien qu’il eût déjà 30 ans, se remit à l’étude, et, deux ans plus tard, sortait diplômé de la Section des Sciences historiques et philologiques de l’École pratique des Hautes Études, avec une thèse intitulée : Recueil des inscriptions égyptiennes du Sinai ».
L’année suivante, il partit pour l’Égypte, et fit ses premières armes dans l’archéologie militante sous la direction de Flinders Petrie. Avec lui, il parcourut la région du Sinaï, et apprit son métier de fouilleur en explorant différentes localités égyptiennes de la péninsule. Revenu à Paris, il travailla activement à sa thèse de doctorat qu’il soutint brillamment en 1908. Suivant une méthode qui lui fut chère pendant toute sa carrière, Raymond Weill, dans cet ouvrage, s’efforça de réunir tous les documents contemporains, connus à l’époque, en donnant, à propos de chacun de ces monuments, une bibliographie complète. L’histoire, d’après lui, s’écrit, non pas en utilisant des récits postérieurs qui, le plus souvent, manquent d’objectivité, mais en essayant d’interpréter les monuments, si modestes qu’ils aient été, de l’époque que l’on désire étudier. Sa thèse principale était consacrée aux Monuments et à l’histoire des IIe et IIIe dynasties égyptiennes. Le sujet était encore bien mal connu. Grâce à saméthode objective, appliquée avec une conscience et une honnêteté admirables,Raymond Weill publia un ouvrage magistral qui fait encore autorité aujourd’hui.Par la suite, il continua de s’intéresser aux origines de l’Égypte, et il a laissé le manuscritd’un gros volume qui, dans sa pensée, devait être le complément du premierouvrage important qu’il avait publié.
Après avoir reçu le titre de docteur, avec la mention « Très honorable », il regagnal’Égypte, et, de 1909 à 1913, consacra la majeure partie de son temps aux fouilles.Il explora d’abord le site de Touna, et il rendit compte de ces fouilles dans une communicationà l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 1912. À peu près à lamême époque, il fouilla, avec Adolphe Reinach, l’antique ville de Koptos, campagnecélèbre, puisqu’elle révéla au monde égyptologique les fameux décrets royaux. Cestextes difficiles, d’autant plus difficiles, à l’époque, qu’ils étaient plus nouveaux,furent publiés, traduits et commentés par Raymond Weill, et les réactions que provoquace volume, consacré aux Décrets royaux de l’Ancien Empire égyptien,prouvèrent assezl’intérêt que les égyptologues avaient pris à ces inscriptions, aussi importantes surle plan administratif que sur le plan historique, dont Raymond Weill avait eu lecourage et le mérite de donner la première édition. Il retourna ensuite dans la régionde Touna, et explora, à Zawiet el-Méitin, une pyramide d’Ancien Empire; sur le mêmesite, il découvrit également un cimetière prédynastique, recouvert par une ville romaine,récoltant ainsi, dans une même fouille, des vestiges appartenant aux époques les plus anciennes et les plus récentes de l’histoire d’Égypte. Entre temps, donnant unenouvelle preuve de sa magnifique activité, il avait, en 1910, parcouru le désert quis’étend entre la vallée du Nil et la mer Rouge, et avait recueilli, au cours de cette exploration, des documents importants qu’il avait exposés à Paris, au Musée Guimetd’abord, puis au Musée des Arts décoratifs.
En 1913, il abandonna provisoirement l’Égypte pour rechercher en Palestine, la nécropole royale de la Cité de David. La campagne, subventionnée par le baron Edmond de Rotschild, fut couronnée de succès, puisqu’ elle permit de retrouver une large portion de l’acropole cananéenne et plusieurs des tombeaux royaux.
La guerre de 1914 interrompit l’activité égyptologique de Raymond Weill. Reprenant l’uniforme qu’il avait quitté depuis 1902, il servit son pays avec le patriotisme et l’esprit de sacrifice qu’il avait toujours manifestés. Grièvement blessé, il fut plusieurs fois cité, reçut la Légion d’honneur, et termina la guerre en Syrie avec le grade de commandant.
Son activité militaire, toutefois, ne l’avait pas obligé à abandonner complètement des études égyptologiques et, dès 1918, il faisait paraître une énorme monographie sur La fin du Moyen Empire. Ce sujet, auquel il travaillait depuis 1910, et dont il avait donné de larges extraits au Journal asiatique entre 1910 et 1917, ne devait jamais cesser de le préoccuper. Il le reprenait avec joie, chaque fois qu’un document nouveau était mis au jour ; il y était même revenu, bien peu de temps avant sa mort, et on peut affirmer qu’aucun monument, appartenant à cette époque obscure, n’avait échappé à son infatigable curiosité. Certes, dans les théories qu’il a soutenues, il a heurté bien des convictions, mais il a toujours montré, dans les opinions qu’il a émises, un courage et un souci du détail auxquels il convient de rendre un éclatant hommage. Qui dira la part que lui doivent ceux-là mêmes qui ont exposé, sur les idées qu’il a soutenues, des opinions différentes? Je suis certain, en tout cas, que son livre sur la fin du Moyen Empire restera longtemps le point de départ de toutes les études qui seront consacrées à ce sujet, et qu’il aura, pour la plupart, inspirées.
Peu de temps après son retour en France, en 1919, il fut nommé Directeur d’Études à la Section des Sciences historiques et philologiques de l’École pratique des Hautes Études. Il retrouvait là, mais comme professeur, l’École qu’il avait fréquentée comme élève, entre 1902 et 1904. Désormais, il allait se consacrer presque exclusivement à l’enseignement Il aimait, d’ailleurs, le contact direct avec le public. C’ était, pour lui, l’occasion de faire connaître cette civilisation égyptienne qu’il avait aimée au point de tout lui sacrifier. Il savait aussi varier son talent et s’adapter à ses différents auditoires. En plus de ses cours à l’École des Hautes Études, il fut chargé, à partir de 1938, du cours d’histoire ancienne de l’Orient à la Faculté des Lettres de Paris, et, chaque année, il faisait, en outre, des communications remarquées à la Société asiatique, dont il fut un des membres les plus actifs, à la Société française d’Égyptologie, dont il fut un des fondateurs, et à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Professeur, il n’oublia jamais qu’il avait commencé sa carrière comme fouilleur, et, entre 1919 et 1939, il reprit, à trois reprises le chemin de l’Orient. En 1923, il poursuivit le dégagement de la Cité de David, découvrant de nouveaux tombeaux, et mettant au jour des éléments importants des aqueducs qui alimentaient en eau la ville royale. Il fouilla également, toujours en Palestine, les nécropoles de Gézer, site qu’il avait déjà exploré en 1913. Enfin, en 1929 et en 1932, il reprit à Zawiet el-Méitin, les travaux qu’il avait commencés avant la guerre.
Pendant toute cette période, peut-être la plus active de sa carrière, il publia, outre de très nombreux articles sur des sujets philologiques, historiques ou religieux, deux volumes importants sur la Chronologie égyptienne,sujet qu’il se devait de traiter avec toute la précision que lui avait donnée sa formation mathématique, et un volume sur Le champ des roseaux et le champ des offrandes dans la religion funéraire et la religion générale. Enfin, il fut élu en 1938, Président de la Société française d’Égyptologie, après la mort d’Alexandre Moret.
La guerre de 1939 et l’occupation allemande devaient tout particulièrement l’éprouver. Relevé de ses fonctions d’enseignement, en application de l’inique Statut des Juifs, il resta courageusement à Paris, constamment menacé et constamment souriant, donnant à la seule étude le temps qu’il donnait autrefois à ses diverses activités officielles, souffrant, comme Français et comme israélite, des crimes qui se commettaient autour de lui, mais par-dessus tout confiant dans la destinée de cette France qu’il n’avait jamais cessé de servir avec amour. C’est pendant cette trop longue période d’épreuves qu’il a surtout montré cette force de caractère et ces qualités si profondément humaines que nous avons tous admirées si vivement en lui.
À la Libération, il fut réintégré dans son enseignement pour une année, puis admis, par limite d’âge, à faire valoir ses droits à la retraite. Peu après, le Gouvernement, en lui conférant la rosette de la Légion d’honneur, devait reconnaître les insignes services qu’il avait rendus à la science. La retraite, pour Raymond Weill, fut tout autre chose que le repos. Il était profondément convaincu que la vie ne pouvait avoir un sens que si elle était consacrée au travail, et à un travail productif. Il acheva les manuscrits auxquels il avait travaillé pendant 1’occupation, et consacra une très grande partie de son temps à notre Société et à notre Revue. Bien plus, avec un enthousiasme qui prouvait combien il était resté jeune, en dépit de l’âge, il entreprit une série de campagnes de fouilles à Dara, près de Manfalout, en Moyenne-Égypte. Là s’élevaient de curieux monuments qui 1’avaient, depuis longtemps, intrigué, et auxquels il avait résolu d’arracher leur secret. Il ne put, malheureusement achever l’œuvre qu’il avait commencée. La maladie le surprit alors qu’il préparait sa troisième campagne de fouilles, et il ne devait plus revoir ce chantier de Dara auquel il ne cessa jamais de penser. Ce fut, sans doute, une des plus grosses épreuves de la fin de sa vie, encore qu’il eût conservé jusqu’au bout, sinon la conviction intime qu’il pourrait achever l’œuvre commencée, du moins la volonté de le faire, et qu’il eût trouvé, dans cette volonté même, la force de faire jusqu’à la fin des projets.
Je n’ai pas pu citer, en évoquant devant vous la carrière de Raymond Weill, la totalité de son œuvre scientifique. J’ai mentionné au moins l’essentiel de son activité. Ses goûts le portaient surtout vers l’archéologie et vers les périodes les plus mal connues de l’histoire, mais il a abordé et traité bien d’autres sujets, et c’est particulièrement dans les innombrables comptes rendus qu’il donnait à différentes revues qu’on réalise le mieux l’étendue de sa curiosité.
Je dois également vous rappeler le dévouement dont il a fait preuve dans ses fonctions de Président de notre Société. Mais n’êtes-vous pas, sur ce point, aussi bien renseignés que moi ? Vous avez suivi, année par année, l’effort constant que Raymond Weill a déployé pour faire de notre jeune Société un mouvement scientifique véritablement important. La Revue d’Égyptologie a été, jusqu’à ses derniers instants, son perpétuel souci. Vous connaissez les difficultés auxquelles il s’est heurté, et vous savez aussi qu’il ne s’est jamais découragé, et que, si, aujourd’hui, nous pouvons regarder l’avenir avec plus de confiance, c’est à lui que nous le devons. Aucune démarche ne le rebutait, aucun échec ne le décourageait ; les efforts ne comptaient pas pour lui, et je suis bien placé pour savoir le temps considérable qu’il a consacré au développement de notre revue et à sa publication régulière. C’est en continuant son œuvre que nous lui témoignerons, et de la manière à laquelle il aurait été le plus sensible, notre reconnaissance.
Raymond Weill nous laisse un bel exemple de courage et de confiance. Ces qualités, il les manifesta sur les champs de bataille, mais aussi dans sa vie scientifique, car jamais la crainte de la critique ne lui fit renoncer à une opinion qu’il croyait fondée. Ces qualités, il les manifesta également pendant l’occupation, puis, à la fin de sa vie, quand, se sentant gravement atteint, il sut garder toute sa sérénité, et sourire à un avenir qu’il se refusait à voir sombre. Jamais il ne s’est plaint, jamais il n’a renoncé à un projet, comme s’il voulait, par son attitude, donner confiance aux êtres chers qui l’entouraient. Mme Weill, qui est parmi nous aujourd’hui, et qui a témoigné, dans l’épreuve cruelle qui l’a frappée, d’un courage égal à celui de son mari, sait l’affection que nous avions tous pour notre Président, mais je tiens, en terminant, à lui dire, au nom de tous, combien nous avons admiré, chez lui, la force dans l’épreuve, le sourire dans la souffrance et la confiance dans une vie, à laquelle seule l’affection des siens, et c’est beaucoup, je le sais, apportait encore un peu de lumière. »
Jacques VANDIER, allocution prononcée à l’Assemblée générale de la Société française d’Égyptologie et reproduite dans la Revue d’Égyptologie 8, 1951, p. I-VI.