Émile Chassinat fut un des élèves les plus doués de Gaston Maspero, lequel reconnu très tôt chez son jeune disciple des facultés exceptionnelles de philologue et d’organisateur. Ce sont ces qualités qui lui permirent d’exceller tant à la direction de l’IFAO (1898-1912) que dans la conduite de travaux scientifiques d’une très grande ampleur et pourtant d’une rigueur incomparable.
Issu d’un milieu ouvrier modeste, le jeune Émile commença à gagner sa vie à quatorze ans ; « attiré vers l’égyptologie par une vocation profonde », selon ses propres termes, il partageait son temps entre l’atelier d’imprimerie et ses études qu’il reprit à l’âge de vingt ans en 1888. Sa formation première est celle d’imprimeur, ouvrier compositeur à l’Imprimerie Nationale, et c’est d’abord pour se perfectionner dans ce métier qu’il s’intéressa aux langues orientales : il suivit d’abord les cours de Paul Pierret et Eugène Révillout à l’École du Louvre, puis ceux de Maspero à l’École Pratique des Hautes Études et au Collège de France. C’est là qu’il se signala par une vive intelligence qui le fit remarquer de son maître ; Maspero le prit en amitié, lui imposa les humanités (grec, latin), et l’encouragea à passer son baccalauréat. Tout en poursuivant ses activités artisanales, Émile Chassinat, muni d’une formidable force de travail et d’une passion dévorante, continuait à se perfectionner en égyptologie : après ces années de formation, il présenta en 1894 une thèse (mémoire) des Hautes Études et une thèse de l’École du Louvre qui portait déjà sur un texte religieux ptolémaïque (« Livre de protéger la barque divine », Recueil de Travaux XVI, 1894). Munis de ces sacrements universitaires, il fut d’abord, de 1892 à 1895, Secrétaire rédacteur à la Revue d’Histoire des Religions, et fut nommé en août 1894 Attaché au Département des antiquités égyptiennes du Musée du Louvre. Mais, dès 1895, il partait au Caire en qualité de Membre scientifique (pensionnaire) de l’Institut français d’archéologie orientale, récemment créé (1881), alors sous la direction d’Urbain Bouriant. Ce dernier, atteint d’un mal incurable, devait rentrer en France et le Ministère de l’Instruction publique nomma, en 1898, Émile Chassinat – alors âgé d’à peine trente ans –, Directeur de l’IFAO ; fonction qu’il devait assumer jusqu’à ce qu’en 1912 une cabale fomentée par de médiocres jaloux ne le contraigne à démissionner.
Sur le plan scientifique, c’est à l’ancien ouvrier érudit qu’il revint de poursuivre l’œuvre tout juste esquissée de l’aristocrate marquis Maxence de Rochemonteix : la publication des textes ptolémaïques d’Edfou. Ce dernier avait effectué un important travail de relevé par estampage des inscriptions d’une partie du temple, il n’avait pas eu le temps de mettre au point le manuscrit définitif. Chassinat mis sous presse le premier volume qui parut en 1897, même si, comme ancien imprimeur, il était parfaitement conscient des limites considérables que la fonte hiéroglyphique alors en usage imposait.
Devenu directeur de l’IFAO, il prit rapidement la mesure de la situation délicate dans laquelle se trouvait l’Institut à la fin du XIXe siècle : il était condamné à disparaître ou à se développer. L’occasion lui fut donnée d’établir à l’IFAO une imprimerie orientaliste avec un atelier de fonderie pour créer les nouveaux caractères ; il y consacra beaucoup de son temps et dessina lui-même près de la moitié des sept milles signes qui composent la fonte hiéroglyphique de l’IFAO : son expérience d’imprimeur servait son métier d’égyptologue ! Ayant entrepris de développer « l’École du Caire » dont-il avait la charge, il ne disposait ni des locaux ni des crédits suffisants ; c’est alors que la spéculation immobilière intense autour du quartier où avait été édifié en 1898 l’IFAO le servit. Comme on lui proposait une somme très considérable pour les bâtiments et le terrain qu’occupait la mission française, Chassinat estima qu’avec le produit de la vente, il pourrait acquérir un autre bâtiment, dans un quartier moins en vue mais disposant de plus de place : en mai 1907 l’acte de cession était signé et huit mois après, l’IFAO s’installait dans le Palais Mounira qu’il occupe encore aujourd’hui.
Après son départ douloureux du Caire, il rentra en France et n’occupa plus dès lors de charges universitaires éminentes, se consacrant exclusivement à son œuvre scientifique. Éditeur de textes, il poursuivait avec acharnement l’édition de ceux du temple d’Edfou dont-il avait la charge. L’estampage était une méthode qui ne lui semblait guère satisfaisante et la précision nécessaire à l’édition de ces textes commandait de séjourner sur place, d’y copier les hiéroglyphes, de les traduire, d’en composer les placards –en créant au besoin de nouveaux signes– et puis, dans un second temps, d’en vérifier sur place les « épreuves ». D’années en années, il eût la possibilité de revenir en Égypte et de séjourner à Edfou dont il édita les textes : de 1897 à 1933 pas moins de trois milles pages de hiéroglyphes vont être imprimées (Le temple d’Edfou, vol. I à XIV, un volume XV a paru en 1985). Puis, tels les hiérogrammates antiques, le chantier d’Edfou achevé, il s’en alla commencer celui de Dendara, dont-il entreprit l’édition selon les mêmes méthodes, et dont quatre volumes parurent sous son seul nom entre 1934 et 1935 (Le temple de Dendara, vol. I à IV), puis sept autres après sa mort (entre 1952 et 2000) ; l’édition du temple se poursuit aujourd’hui selon les scrupuleux principes qu’il avait établis.
Le travail d’Émile Chassinat ne se limita pas à éditer des pages de hiéroglyphes ; il avait laissé, à sa mort, plusieurs manuscrits très avancés, où il commentait et traduisait avec maestria les textes qu’il avait édités ou dont il préparait l’édition (Les mystères d’Osiris au mois de Khoïak, 2 volumes, 1966-1968). Son intérêt pour les civilisations égyptiennes dépassant les seules limites du domaine pharaonique, il se consacra beaucoup à l’étude des textes coptes, et édita de manière définitive en particulier un long et difficile texte médical (Un papyrus médical copte, 1921). Pour comprendre, traduire et commenter ce document, il lui fallait faire appel à toute l’étendue de ses compétences tant dans les corpus classiques que dans le domaine de la médecine et de la pharmacopée arabe. D’autres textes seront publiés après sa mort, notamment un texte magique (Le manuscrit magique copte n° 42573 du Musée Égyptien du Caire, 1955) où le lexicographe, spécialiste des dernières productions religieuses égyptiennes, pouvait donner toute sa mesure dans l’étude d’un document où le substrat ancien est plus que présent.
L’œuvre dense laissée par l’égyptologue coptisant parle pour lui : plus de vingt-six volumes in-4° et soixante-dix articles auront été publiés sous son seul nom et celui-ci est pour toujours associé à l’édition orientaliste dont il implanta au Caire une des imprimeries majeures, au plus près des objets de ces études.