Alexandre Piankoff (1897-1966)

Aussi est-il mort dans une merveilleuse paix de l’âme le 20 juillet 1966 à Bruxelles, où il était allé voir des membres de sa famille. Il venait de consulter un docteur pour quelques douleurs à la poitrine. Il mourut en souriant avec une rapidité qui surprit et bouleversa ceux qui l’entouraient. Il était encore plein de projets, en pleins travaux : il avait presque achevé une traduction commentée des grands textes religieux des tombes royales du Nouvel Empire. Il entreprenait sur nouveaux frais la publication des hypogées de la Vallée des Rois, dont un Tombeau de Ramsès Ier va paraître dans les Mémoires de l’Institut français d’archéologie orientale. Les textes de la Pyramide d’Ounas sont déjà imprimés aux États-Unis, et il rêvait d’attaquer l’ensemble des Textes des pyramides …

Il faut avoir connu Alexandre Piankoff, aimé le charme de son entretien, apprécié son esprit toujours préoccupé de questions fondamentales, toujours tendu vers une recherche, vers une interprétation plus large de l’univers et de la civilisation à laquelle il avait voué sa vie, pour mesurer quel savant nous avons perdu et quelle richesse d’âme nous sommes privés. Comme il était modeste et avait horreur qu’on parle de lui, beaucoup peut-être seront passés près de lui sans mesurer sa valeur. Sa discrétion, d’ailleurs, était le fruit d’une conviction métaphysique à laquelle il était attaché. Pour lui, l’homme était si peu de chose dans l’univers que la vanité plus ou moins grande dont il fait preuve lui donne plus de peine qu’elle ne lui apporte de satisfaction. En quoi le cosmos est-il affecté par le plus ou moins d’importance que nous nous attribuons ? Comprendre l’objet de son étude lui paraissait la seule chose essentielle. Tenter de rendre un peu moins obscur le mystère du monde était à ses yeux la seule occupation valable.

Comment était-il venu à l’égyptologie ? Sa vocation datait de la prime jeunesse. À onze ou douze ans, on l’emmena voir la collection égyptienne de Golénischeff déposée au Musée de l’Ermitage à St. Petersbourg, où il était né le 18 Octobre 1897. Il avait été conquis. Mais il commença, en bonne méthode, par des études classiques. Son père, du reste, était hostile à son goût pour l’orientalisme, mais il devait mourir avant que le jeune Alexandre, déjà orphelin de mère depuis l’âge de onze ans, n’abordât vraiment ses études supérieures. Il venait de passer son baccalauréat à Moscou quand la guerre de 1914-1918 et la tourmente de la révolution russe l’entraînèrent hors de Russie. Mais ne fuit pas le danger, s’engage dans l’armée française d’Orient dès 1917 et reste sur le front de Salonique, jusqu’à la fin des hostilités.

Dès 1920, boursier de l’Amérique, il vit à Berlin où il s’adonne à l’étude de la philologie égyptienne, sous la conduite d’Erman et de Sethe. Il avait gardé de leur enseignement un souvenir excellent qu’il aimait évoquer. Non sans humour, d’ailleurs. Il racontait que plus d’une fois Erman interrompit un étudiant en train d’expliquer les Urkunden par ces mots : « Das lesen wir nicht. Sethe’s ist es ! ». Les restitutions de l’ingénieux philologue n’étaient pas, on le voit, toujours acceptées par ses collègues.

Il en profite pour s’initier à la philologie allemande et aux travaux des savants d’Outre-Rhin, sur les philosophies orientales : il lut les ouvrages de Forke sur la pensée chinoise et les livres majeurs concernant les grands courants spirituels de l’Inde antique.

En 1924, il vient à Paris où il restera de manière continue jusqu’en 1939. Il y poursuit d’abord ses études classiques et obtient sa licence à la Sorbonne en 1927. Deux ans après, il présente une thèse sur Le cœur dans les Textes égyptiens qui lui vaut le Doctorat de l’Université de Paris. Il y montrait à la fois son double intérêt pour la philologie et pour les questions de philosophie religieuse. Mais son goût de la science et des langues orientales ne se contentait pas de l’égyptien qu’enseignaient alors Sottas e Drioton. Il fréquente assidûment l’École des Langues Orientales vivantes dont il devient Élève diplômé, ayant obtenu le certificat de Turc, le 31 Août 1925, celui d’Arabe le 3 Août 1926 et celui de Persan le 12 Novembre 1927.

De 1928 à 1939, il fut attaché à l’Institut Byzantin de la rue de Lille comme spécialiste pour l’arabe et le copte. Tous ses premiers articles portent sur des points de religion — ce qui montre bien la direction que prenanit sa recherche —. En 1936, il fut naturalisé français. Il avait déjà commencé à s’intéresser aux tombres royales du Nouvel Empire et la guerre le surprit en 1939, alors qu’il songeait à gagner l’Égypte. Il fut mobilisé dès le début, mais par la suite d’un décollement de la rétine, dut être réformé en 1940. Chargé de mission à l’Institut français, il s’embarque pour le Caire, s’y installe et y vit pratiquement depuis cette date jusqu’à sa mort. Durant les vacances, seulement, à partir de 1947, il fait de courts séjours en Europe et particulièrement en France.

Tout d’abord il fut uniquement chargé de Missions à l’Institut français, et c’est à ce titre qu’il y demeura jusqu’en 1946. Lorsque les relations purent être rétablies avec la métropole il fut nommé pensionnaire. Son activité durant tout ce temps fut consacrée aux grandes compositions funéraires royales : Livre de l’Am-DouatLivre des PortesLivre des QuerertsLivre de la Vache DivineLitanies du Soleil. Il publie toutes les versions connues du Livre des portes d’abord en collaboration avec Ch. Maystre, puis tout seul. Le Livre du Jour et celui des Quererts en traduction. Puis il donne la belle publication des Chapelles de Tout-Ankh-Amon. Alexandre Piankoff, profondément attiré par cette littérature au premier abord rebutante, y retrouve par un patient labeur scientifique les procédés liturgiques de ce qu’on pourrait appeler la solarisation du Roi. Il m’a confié un jour que, pour lui, la métaphysique profonde sur laquelle reposaient ces compositions théologiques était une sorte de panthéisme. La personnalité humaine du roi allait se perdre dans l’Océan infini du divin comme une goutte d’eau, un instant détachée de l’immensité du cosmos, retourne se plonger en lui.

C’est alors que la Fondation Bollingen lui demande des traductions anglaises de tous ces ouvrages religieux. Il procure dans ses publications somptueuses The Shrines of Toutankhamun, et The Tomb of Ramses VI. Ce dernier livre est pratiquement un compendium de tous les textes funéraires royaux. Il y adjoint une collection de papyrus, en majeure partie du Musée du Caire, intitulée Mythological Papyri, qu’il accompagna d’un savant et sagace commentaire. Sa renommée était grande et chacun de ceux qui abordaient les problèmes religieux le consultaient.

Dans l’intervalle, il était passé au Centre National de la Recherche Scientifique à Paris. En 1964 il fut promu Maître de Recherche et obtint pour l’ensemble de ses travaux une médaille d’argent. Mais il demeurait toujours aussi simple et désintéressé. Il vivait au Caire et ne revenait en France que l’été. C’était le plaisir de le voir arriver à l’Institut français pour s’occuper de questions administratives, comme, par exemple, la validation de ses services pour la retraite. Il s’y appliquait sans doute. Mais on sentait que cela lui pesait et la conversation passait bien vite au bouddhisme zen, à la pensée de Heidegger, ou à la formation de la théologie atonienne dans les livres funéraires royaux. Il avait, du reste, une profonde culture et reprenait au vol aussi bien un passade d’À la Manière de … de Reboux et Muller, qu’une scène de Shakespeare, de Racine ou de Goethe.

Cependant le Service des Antiquités de l’Égypte lui avait demandé de publier au complet les tombes de la Vallée des Rois, que l’Institut devait imprimer dans ses collections. La tombe de Ramsès Ier est achevée et imprimée. Mais Alexandre Piankoff avait entrepris d’étudier à nouveau les Textes des Pyramides. Convaincu que la méthode purement philologique de Sethe ne suffisait pas, il allait prendre chaque pyramide comme un tout en replaçant les inscriptions dans leur ordre antique et à leur place architecturale. Il commença par The Tomb of Unas, qui va paraître à la Bollingen Foundation.

Il préparait une traduction complète des textes funéraires royaux du Nouvel Empire munis d’introductions et de commentaires, quand il fut frappé en plein travail.

Si elle n’était particulièrement dure pour ceux qui l’entouraient de leur affection, cette mort est la plus belle que puisse souhaiter un travailleur : sans diminution, en pleine activité, en pleins projets, il est parti vers la lumière promise aux rois divins dont il avait tenté de pénétrer la pensée profonde. N’était-il d’ailleurs pas prêt, selon le conseil d’Anii, à aller vers sa place de repos avec ces mots : « Vois ; celui qui s’est préparé pour toi, vient ! ».

Notre amitié pourtant ne peut manquer de regretter l’humaniste intéressé par toute forme de culture, et l’esprit religieux pour qui le cosmos tout entier baignait dans le divin.

François DAUMAS, BIFAO 65, 1967, p. 227-230.